Dignes
et profonds successeurs de Téléphone,
Noir Désir a su développer en France, en pleine ascension
pop électronique, un mélange subtil de rock, de hargne
et de poésie. Car si les bordelais ont légitimement pris
la place de la bande à Jean-Louis
Aubert, dont le groupe se sépara en 1985, en même temps
que naissait, sur les bords de la Gironde, le groupe énervé
de Betrand Cantat, ces derniers ont apporté une touche non négligeable
dans l'histoire du rock français. A mi-chemin entre
les guitares électriques de Trust
et la poésie subversive d'un Maïakovski, d'un Rimbaud ou
d'un Mallarmé, Noir Désir ne se laisse pas dompter. Les
quatre garçons sont libres et c'est justement ce qui fait leur
force et leur longévité.
Bordeaux
1981
Au
début des années 1980, le rock et le hard rock dominent
la scène musicale française et européenne (Trust,
AC/DC, The Clash, Kiss, Led Zeppelin,…), avant que ne s'émancipent
les Indochine,
Daho, Niagara
ou autres représentants d'une musique pop plus anglophone. Principaux
représentants dans l'hexagone, Téléphone,
mené par Jean-Louis
Aubert et Louis Bertignac, s'installent en tête des
hits parades avec un rock simple et efficace, dans lequel se reconnaît
tout une génération post adolescente : Métro
c'est trop, Argent trop cher, ou encore Cendrillon
expriment gentiment une révolte aux légers accents révolutionnaires
punk-hard. C'est sans compter sur trois jeunes bordelais, Serge Teyssot-Gay,
Bertrand Cantat (né le 5 avril 1964 à Pau), et Denis Barthe,
en passe de révolutionner radicalement le rock " à
la française ". Rapidement rejoint par Frédéric
Vidalenc, les comparses fondent un groupe qui, au fil des années,
des répétitions, et des concerts locaux (dont certains
finissent par rassembler plus de cinq cents personnes), prendra définitivement
le nom de Noir Désir pour sortir un premier album en février
1987 : Où veux-tu que j'regarde ?, produit par l'américain
Théo Hakola des Passion Fodder.
Un
nouvel ordre
Profitant
de la séparation de Téléphone
en 1986 et du vide béant laissé derrière lui par
la bande à Aubert,
Bertrand Cantat impose un premier disque ravageur, quoique encore bridé
par la jeunesse et l'inexpérience. Où veux-tu…
laisse cependant entrevoir un avenir prometteur. Des textes poétiques,
des guitares accrocheuses, une ambiance sombre et torturée, cet
album fait découvrir au public un nouveau son jusque là
ignoré. Mais la folie Noir Dé se déclenche avec
la sortie chez Barclay en 1989 de Veuillez rendre l'âme (à
qui elle appartient), un deuxième opus magnifique duquel
immergent Les écorchés et surtout le splendide
Aux sombres héros de l'amer. Balancé par une intro
à l'harmonica et un rythme chaloupé, Bertrand Cantat,
entre Jim Morisson et Jacques
Brel, resplendit dans toute sa froideur et sa révolte. Il
est un héros pas ordinaire d'une scène rock laissée
depuis peu moribonde.
Hors
piste
Forts
de ce succès, les quatre amis ne céderont pourtant jamais
à l'appât du gain et de la médiatisation. Mis à
l'écart volontaire de la télé et des promos, Noir
Désir continue son bonhomme de chemin, à l'abri de toute
influence délétère. Du ciment sous les plaines
en 1990, puis Tostaky (contraction de Todo esta aqui) en 1992,
représentent un véritable travail de titan, qui épuise
les quatre hommes. De la pochette du disque au mixage, en passant par
les clips ou les affiches, Noir Désir est attaché à
ne pas se laisser manipuler. Chaque jour est une remise en cause permanente
pour ne pas s'endormir ni être trahi. Cette volonté farouche
d'indépendance et de liberté répond parfaitement
à une jeunesse révoltée et désenchantée,
qui reconnaît alors en Cantat et sa bande, une nouvelle idole.
La tournée Tostaky rassemble ainsi des dizaines de milliers de
fans à travers l'Europe. Dies irae, premier album live
du groupe, en janvier 1994, raconte cette épopée et retranscrit,
en même temps que les premiers tubes de Noir Dé (dopés
par l'ambiance live), un florilège de leur influence (dont une
belle reprise des Beatles. Ils brilleront plus tard sur le Ces gens-là
de Brel).
Coupure
Il
faut attendre novembre 1996 pour entendre à nouveau Noir Désir.
De sérieux problèmes de cordes vocales pour Bertrand Cantat
(il subira une intervention chirurgicale), le remplacement du bassiste
Frédéric par Jean-Paul Roy, et cette éternelle
volonté de ne pas céder au show-biz sont à l'origine
de ce silence médiatique. 666.667 club, enregistré
dans les Landes, à Dax, n'en est pas moins un album résolument
Noir Désir, dont le succès relance la machine commerciale
: le groupe remporte deux Victoires de la Musique, trophées qu'il
ne souhaiteront pas recevoir. Suivront un album de remixes (One trip
one noise) et une compilation (En route pour la joie en 2000).
Parallèlement à leur œuvre musicale, les quatre hommes
ne cachent pas leur engagement politique et civique. Anti-mondialisation,
guerres civiles, racisme, Tibet libre ou pauvreté sont leurs
chevaux de bataille. La liberté d'expression retrouve avec eux
sa juste valeur. Ainsi, lorsque le groupe reçoit, début
2002, deux nouvelles Victoires de la musique pour leur somptueux album
Des visages des figures (1 million d'exemplaires vendus, et précédé
par le single Le vent nous portera), leur discours sur scène,
en direct à la télévision, se résumera en
une lettre incendiaire à l'attention de leur " patron ",
Jean-Marie Messier, alors propriétaire de la multinationale qui
les édite et, au passage, récent acquéreur du mythique
Olympia. Leur interprétation
scénique, après une longue absence des médias,
rappelle, si besoin en est, que Noir Désir reste décidément
un groupe à part. Généreux, ils n'hésitent
pas non plus à " se donner " sur les albums de Bashung,
Têtes Raides ou encore dans le superbe Kékéland
de Brigitte Fontaine.
Alors
que leur tournée estivale bat son plein en cet été 2003, le groupe
revient au devant de l'actualité mais dans la rubrique fait divers
cette fois. En effet, le 28 juillet, alors que Bertrand Cantat est en
Lituanie avec sa compagne l'actrice Marie Trintignant pour le tournage
d'un film, une violente dispute conduit cette dernière à l'hôpital,
dans un coma profond. Elle décèdera quelques jours plus tard des
conséquences des coups de son compagnon. Le
chanteur, lui, est mis en examen, incarcéré pendant plusieurs mois en
Lituanie et met ainsi tristement fin à leur tournée. Les fans sont sous
le choc. La presse relaie l'évènement et pose la question essentielle
de la survie du groupe. Le procès du chanteur commence le 16 mars 2004.
Après de longs mois de procédures, il est condamné à huit ans de
réclusion criminelle et reste emprisonné en Lituanie. Le groupe est en
sommeil. Cantat bénéficie d'une liberté conditionnelle en 2007 puis
sort de prison en 2010, mais sa liberté et son droit à s'exprimer
artistiquement sont violemment mis en cause par les opposants au
chanteur encore sous le choc de la mort de Marie Trintignant. Le débat
s'invite dans les médias : un homme coupable de meurtre a-t-il le droit
de rester un homme public ? Rien ni personne ne saura en toute
objectivité trancher cette question. Depuis, le groupe reste personna
non grata.
Malgré un album live en 2005 et une
tentative de rapprochement, les musiciens annoncent leur séparation
officielle en 2010. Avec un rock énergique et poétique, ils ont
rassemblé une génération de cœur et d'esprit, éprise de liberté et de
richesse culturelle. Chacun de leurs albums fût un trésor de musicalité
et d'écriture, prouvant que la scène rock française, plus que jamais,
ne se réduit pas à un son de guitare…
SB 2004-2023
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